DES « SENSITIFS » AU SERVICE DE LA CIA
En début d’année 2017, on apprenait que la Central Intelligence Agency (CIA) venait de mettre en ligne des milliers de pages de documents. Cette publication massive est la dernière en date, portant à près de 13 millions le nombre de pages « déclassifiées » par la CIA depuis l’automne 2016 (pour un total de 800 000 documents distincts). Pour l’essentiel, ces rapports concernent des activités durant la Guerre froide. On y retrouve des documents à propos de la guerre du Vietnam (1955-1975) et de l’invasion de l’Afghanistan (1979-1989). D’autres rappellent un surprenant programme des services de renseignement américains : le projet Stargate (ou Star Gate).
Cette appellation n’est en fait que le nom collectif d’une série de projets beaucoup plus modestes élaborés par la DIA (Defense Intelligence Agency), la NSA (National Security Agency) et la CIA entre le début des années 70 et le milieu des années 90. Des projets destinés à évaluer l’utilité de la perception extrasensorielle. De ces facultés PSI, c’est apparemment la vision à distance (ou remote viewing) qui a suscité le plus l’intérêt des services de renseignement. Cette habileté consiste à se transporter dans un autre lieu uniquement par le pouvoir de l’esprit. C’est une réinterprétation des fameux « voyages astraux » ou des sorties hors corps ou OBE (pour l’acronyme anglais out-of-body experience).
LES ANNÉES 60
Toute l’affaire a débuté dans les années 60. À cette époque, les services de renseignement américains étaient particulièrement réceptifs aux rumeurs en provenance de Moscou. C’est en épluchant ces informations que la CIA a appris que les Soviétiques travaillaient à des projets « hors-normes » impliquant la perception extrasensorielle. Certaines de ces informations mentionnaient la création d’un commando d’espionnage utilisant des dons de voyance pour surveiller leurs ennemis. Plusieurs sources évoquaient aussi la création d’armes psychotroniques, des armes susceptibles d’être déclenchées à distance en utilisant l’unique pouvoir de la volonté. À la même époque, des films passés en douce à l’Ouest montraient certaines expériences menées dans le cadre de ces recherches. Les plus impressionnants témoignaient des habiletés d’une ménagère de Leningrad, une certaine Nina Kulagina, qui, à en croire les images, était capable de déplacer des objets en usant de la télékinésie, le pouvoir de l’esprit sur la matière. Ces films étaient-ils authentiques ou un énième outil de propagande? Pour les services de renseignements américains, il était hors de question d’attendre.
LES ANNÉES 70
Dès le début des années 70, la NSA, la CIA et la DIA se sont lancés dans une série d’expériences visant à tester la réalité de la perception extrasensorielle et d’en mesurer l’utilité dans un programme d’espionnage ou de défense stratégique. Ces projets portaient des noms comme Grill Flame ou Sun Streak. Ils ont plus tard été regroupés sous le vocable général de projet Stargate. Dans le cadre de Stargate, les laborantins ont fait appel, dès les années 70, aux plus grands sensitifs du pays, dont Ingo Swann, un médium réputé de New York. Au début, ils ont donné à Swann de simples coordonnées géographiques qui leur avaient été transmises par des officiers du Pentagone. Le sensitif s’est alors mis à décrire les installations militaires et les locaux comme s’il y était, regardant même les noms inscrits sur les portes des bureaux ou dévoilant le contenu de classeurs secrets…
154 SÉRIES D’EXPÉRIMENTATIONS
Entre 1973 et 1988, l’Institut de recherche Stanford (Californie), contractuel de la DIA, a organisé plus de 154 séries d’expérimentations réalisées avec 227 sujets soumis à quelque 26 000 essais. Quant à l’acuité de ces expériences, difficile de parler en termes simples. On comprend qu’en lançant une pièce de monnaie en l’air, on a 50 % de chances qu’elle retombe sur pile ou sur face. Dans le cas de Stargate, les sensitifs n’avaient pas à lancer des pièces de monnaie, mais à localiser et à décrire des objectifs – ou des cibles, pour utiliser le jargon de l’armée – situés à des centaines, voire à des milliers, de kilomètres de distance. Les résultats étaient plutôt classés en termes de « peu significatifs », « significatifs » ou « très significatifs ». De façon générale, on peut dire que les performances des sensitifs de Stargate ont oscillé entre « significatifs » et « très significatifs ». Selon les documents publiés par la CIA, les voyants de Stargate auraient déterminé l’emplacement d’une vingtaine de tunnels ennemis en Corée du Nord, localisé Muammar al-Kadhafi avant le raid aérien sur la Libye en 1986, découvert des sites nucléaires cachés, situé des missiles Scud pendant la guerre du Golfe et retrouvé des personnes disparues ou des otages militaires, dont le brigadier général James Dozier, enlevé en 1981 par les Brigades rouges, un groupe terroriste italien. Aujourd’hui, la plupart des sensitifs de Stargate sont retournés à la vie civile et anonyme. Certains ont toutefois raconté leur histoire dans des livres fascinants qui nous entraînent dans l’une des plus étonnantes expériences du 20e siècle.
ÉVALUER LES RÉSULTATS DE STARGATE
À la fin du projet Stargate en 1995, l’Institut américain pour la recherche a demandé à deux scientifiques étrangers au projet, les Drs Jessica Utts et Raymond Hyman, d’évaluer les résultats de Stargate et d’en tirer des conclusions. Les deux scientifiques ont reconnu l’existence d’anomalies statistiques, mais sont demeurés partagés quant à leur interprétation. Pour ce qui a trait aux principaux intéressés, la DIA, la CIA et la NSA, ceux-ci ont reconnu que les médiums utilisés lors du projet Stargate avaient, parfois, obtenu des résultats étonnants. Par contre, ces mêmes médiums avaient échoué lamentablement à d’autres tests. Ce qui fait dire que la perception extrasensorielle, si elle existe, se manifeste de façon trop irrégulière pour avoir une quelconque valeur stratégique. Si les facultés PSI existent, ce n’est pas – ou ce n’est plus – du ressort des services de renseignement de les étudier, mais le rôle des scientifiques. Malheureusement, c’est là que le bât blesse.
Pour susciter l’intérêt des scientifiques, un phénomène doit être « reproductible » en laboratoire. Hélas, comme le montrent les recherches en parapsychologie, les phénomènes de perception extrasensorielle échappent à ce critère essentiel. Si bien que la science est mal adaptée pour l’étude de ces phénomènes. D’aucuns diront bien sûr qu’avec l’avènement de la physique quantique, la science accepte maintenant qu’un phénomène puisse être spontané, voire unique. C’est vrai! Mais cela n’en facilite pas pour autant leur étude sur des bases scientifiques. Il faut également se rappeler que le premier mandat des scientifiques n’est pas la recherche de la vérité avec un grand V, mais la recherche de fonds pour mener à bien une étude. Or, les organismes commanditaires sont pour la plupart eux-mêmes en quête de profits. En d’autres termes, les projets les plus susceptibles d’être financés sont ceux qui présentent une haute « perspective de rentabilité » à moyen ou à long terme. Ainsi, une étude sur la moisissure des cretons aura davantage de chance d’être financée – parce que potentiellement plus rentable – qu’une recherche sur la télépathie. Dans ses grandes lignes, le projet Stargate est connu depuis le milieu des années 90. Il a servi de canevas à la comédie satirique (2009) The Men Who Stare at Goats, mettant en vedette George Clooney, Jeff Bridges, Kevin Spacey… et la chèvre.