La Bête du Gévaudan
«Depuis plus de six mois, une bête féroce qui rôde dans nos montagnes du Vivarais, voisines de celles du Gévaudan, a fait éprouver aux habitants de ce canton l’effet de sa voracité. (…) Depuis peu, neuf personnes ont été dévorées par cet animal terrible. Monsieur le syndic du Gévaudan fera donner 200 livres de gratification à celui qui tuera et rapportera le corps de cet animal terrible.»
- de Lachadenède, syndic du Vivarais (septembre 1764)
De juin 1764 à juin 1767, un animal sanguinaire inspire la terreur dans la contrée du Gévaudan – laquelle correspond plus ou moins aujourd’hui au département de la Lozère, situé dans le sud de la France. Davantage que ses «yeux qui brillent dans l’obscurité», que son «odeur très infecte» ou que ses rugissements qui «ressemblent au sanglot d’un homme qui vomirait avec effort», c’est le nombre de victimes qui frappe l’imaginaire. En effet, pas moins d’une centaine de personnes, principalement des femmes et des enfants, seront dévorés, décapités ou carrément mis en pièces en l’espace de trois ans. Ces actes sont-ils l’œuvre d’un loup féroce? D’une hyène enragée provenant d’Afrique? D’un fou furieux que l’on prend pour un loup-garou?
Regard sur un mystérieux animal qui continue à confondre les historiens.
Une bête invulnérable
L’Histoire retiendra le nom de Jeanne Boulet, une jeune fille de 14 ans du village des Hubacs (aujourd’hui St-Étienne-de-Lugdarès), comme étant celui de la toute première victime de la Bête. Celle-ci est enterrée le lendemain, mais la formulation de son acte de décès, rédigé en septembre : «L’an 1764 et le 1er juillet a été enterrée Jeanne Boulet sans sacrements, ayant été tuée par la bête féroce», suggère que «la» Bête (et non «une» Bête) a entretemps acquis une certaine notoriété dans la région. En effet, six autres victimes périssent tour à tour au cours de l’été. L’une d’elles, Marianne Hébrard, est dévorée le 7 août, en plein jour, à l’entrée du village de St-Jean-de-la-Fouillouse. Le lendemain, trois bûcherons de La Bastide-Puy-Laurent voient un troupeau de moutons dévaler le versant d’une colline en fin d’après-midi. Intrigués, ils grimpent au somment pour y découvrir avec horreur le cadavre mutilé d’une bergère de 15 ans baignant dans une mare de sang. Un autre décès est recensé en août, puis trois autres les 1er, 6 et 16 septembre. Appelé en renfort, un certain capitaine Duhamel organise des battues à l’aide de militaires et volontaires, ce qui aura vraisemblablement comme effet de faire migrer la Bête plus au sud. A-t-elle déjà développé un goût pour la chair humaine? Chose certaine, les attaques se multiplient, faisant sept blessés et une dizaine de morts durant l’automne suivant. C’est à cette époque que l’on recense la première décapitation : la tête d’une jeune fille n’étant en effet retrouvée que huit jours après sa mort. Le 8 octobre, des chasseurs réussissent à atteindre la Bête de deux balles de fusil, mais celle-ci se relève chaque fois et s’enfuie avant d’être capturée. Il n’en faut pas moins pour lui attribuer une réputation d’invulnérabilité.
Les paysans contre-attaquent
Les six mois qui vont suivre sont les plus sanglants du récit, alors que la Bête provoque la mort de plus la moitié des victimes recensées officiellement.
L’époque n’est toutefois pas dénuée d’actes de bravoure de la part des habitants de la région. C’est le cas de cinq garçons et de deux filles, tous âgés de huit à douze ans, qui tinrent la Bête en respect, alors qu’ils gardaient le bétail près de Chanaleilles, le 12 janvier 1765. Lorsque celle-ci essaya d’emporter l’un des leurs, les six autres se ruèrent vers elle et réussirent à lui faire lâcher prise. L’affaire vint aux oreilles du roi Louis XV, qui attribua une récompense à chacun des sept enfants. Le 14 mars suivant, c’est au tour de Jeanne Chastang, une mère de famille de Saint-Alban, de combattre la Bête afin de l’empêcher de s’emparer de ses deux plus jeunes enfants. Après avoir griffé et mordu la femme à plusieurs reprises, la Bête allait emporter le jeune Jean-Pierre, six ans, lorsque les deux plus vieux enfants, qui s’apprêtaient à mener paître le bétail, entendirent les cris de leur mère. Armés d’une hallebarde et accompagnés de leur chien, ils réussirent à faire fuir la Bête. Leur jeune frère mourut toutefois de ses blessures quelques heures plus tard.
La bête d’Antoine
Dans l’intervalle, les hommes de Martin Denneval remplacent les troupes du capitaine Duhamel, mais n’obtiennent guère plus de succès. Placé devant un nombre de victimes qui ne cesse d’augmenter, le roi fait dépêcher son porte-arquebuse, François Antoine, au Gévaudan le 8 juin pour régler l’affaire. Pendant tout l’été, les battues et les chasses s’avèrent infructueuses. Averti qu’un loup rôdait près de Saint-Julien-des-Chazes, Antoine et ses hommes s’y rendent, même si la Bête n’a jamais été signalée dans cette région auparavant. Parvenus sur place le 21 septembre, ils y abattent un loup exceptionnellement grand. Dans son rapport, Antoine déclare : «Nous, François Antoine, Jacques Lafont, avec tous les gardes-chasse ci-dessus déclarés, ayant examiné ce loup, avons reconnu qu’il avait 32 pouces de hauteur, cinq pieds sept pouces et demi de longueur, que la grosseur de son corps était de trois pieds et que les crocs, les dents, les mâchoires et les pieds de cet animal nous ont paru des plus extraordinaires; ledit loup pesait 130 livres. Nous déclarons par le présent procès-verbal, signé de notre main n’avoir jamais vu aucun loup qui put se comparer à cet animal, c’est pourquoi nous avons jugé que ce pourrait bien être la Bête (…)». Afin de pallier à l’incertitude, Antoine demande à divers paysans ayant vu ou combattu la Bête de témoigner qu’il s’agit bien du même animal. Toutefois, après avoir fouillé les entrailles de l’animal, le maître chirurgien François Boulanger affirmera que les seuls ossements reconnaissables étaient des côtes de mouton.
La bête de Chastel
Pour le roi, l’affaire est close. Et lorsque les paysans sont confrontés à de nouvelles attaques en 1766, celui-ci ne veut plus en entendre parler. Il faut avouer que les cas sont isolés : seulement sept morts en 1766, alors que la Bête en avait fait 17 en 1764 et 63 en 1765. Au printemps 1767, les attaques reprennent cependant de l’ampleur. On ne dénombre pas moins d’une quinzaine de morts auxquelles s’ajoute un blessé. La dernière victime de la Bête, Jeanne Bastide, ayant été tuée dans la paroisse de Desges le 18 juin, le marquis d’Apchier organise une battue dans les bois des environs le lendemain. Parmi les volontaires se trouve Jean Chastel, qui parvient à débusquer la Bête et à l’atteindre d’une balle à l’épaule. Accourent alors les chiens du marquis qui achèvent le travail. Cette fois, l’autopsie de l’animal est effectuée par le notaire Roch Étienne Marin et, là encore, plusieurs témoins viennent confirmer qu’il s’agit bel et bien de la Bête en question. Bien que celle-ci ressemble à un loup, diverses caractéristiques l’en diffèrent. En outre, plusieurs chasseurs affirment ne jamais avoir vu de loup aux couleurs semblables ni aux proportions si gigantesques : l’animal pesait plus de 110 livres, dit-on.