TOM WAITS : L’ICONOCLASTE
Chez Summum, on vous parle souvent de l’histoire des styles musicaux et des artistes qui les représentent le mieux. Quoi faire, par contre, lorsqu’un artiste est si différent de ses contemporains qu’il est impossible de le cataloguer par genre? Nous allons parler de sa carrière. Ce mois-ci, on s’intéresse à la carrière d’une légende vivante unique en son genre : Tom Waits!
Thomas Alan Waits est né en décembre 1949 à Pomona, en Californie, dans une famille de classe moyenne, et a deux sœurs. L’alcoolisme de son père fait éclater sa famille alors qu’il est âgé de seulement 10 ans. Il se réfugie rapidement dans la musique, la poésie beatnick et la délinquance juvénile. Il navigue entre les jobines de livreur de pizza et de bûcheron, tout en commençant à fréquenter les boîtes de nuits de San Diego en s’intéressant de près à la scène folk de la ville. Pianiste de talent, il commence tranquillement à faire les premières parties de Tim Buckley et de Sonny Terry, qui font souvent des spectacles en ville.
Les années 1970
Lors d’un spectacle à la salle Troubadour de West Hollywood, Waits attire l’attention d’Herb Cohen, et signe un petit contrat d’enregistrement qui lui permettra d’être ensuite remarqué par David Geffen. Un premier album mélangeant influences folk et cabaret, Closing Time, voit le jour en mars 1973, dans l’indifférence la plus totale. Après un an de tournée, il revient à L.A. en étant démoralisé par sa carrière. C’est à ce moment que Geffen lui propose d’enregistrer un 2e album avec le producteur jazz Bones Howe. L’album issu de cette association, The Heart of Saturday Night, est beaucoup plus remarqué par la critique que son prédécesseur. La réputation de Waits prend rapidement de l’ampleur et en octobre 1975, il enregistre un album en spectacle intitulé Nighthawks at the Dinner. En 1976, il enregistre son 3e album, Small Change, qui lui permet d’atteindre un niveau de popularité inégalé. En 1978, il commence à s’intéresser au cinéma en jouant le rôle d’un pianiste alcoolique, dans le film Paradise Alley de Sylvester Stallone. Musicalement, il s’éloigne de plus en plus du jazz et il décide de passer du piano à la guitare pour son album Blue Valentine. Il déménage également à New York, mais retourne à L.A. rapidement lorsque le réalisateur Francis Ford Coppola lui demande de créer la musique pour son film One from the Heart, trame sonore qui finira par obtenir une nomination aux Oscars en 1982. De plus, le film contient une autre apparition du musicien, qui devient tranquillement acteur.
Les années 1980
C’est une époque de grands changements dans la vie de l’artiste. Sur le plateau du film de Coppola il rencontre Kathleen Brennan, celle qui va devenir sa femme, et ils se fiancent une semaine plus tard. Elle devient rapidement une grande influence pour sa musique, au moment ou Waits décide de se réinventer artistiquement. Il coupe amicalement les ponts avec son imprésario Herb Cohen et son producteur Bones Howe. Kathleen lui fait découvrir des artistes comme Captain Beefheart, et il devient intéressé à son tour par la musique plus expérimentale, comme le prouve son magnifique tour de force Swordfishtrombones, qui marque le début de son association avec Island Records en 1983. Il ne tourne pas pour l’album, puisque Kathleen est enceinte de leur premier enfant à ce moment. Il apparaît dans trois autres films de Coppola (Rumble Fish, The Outsiders et The Cotton Club) avant la fin de l’année. Les albums et les succès continuent de s’empiler jusqu’à la fin de la décennie, avec le chef d’oeuvre Rain Dogs et Franks Wild Years, album pour lequel Tom Waits fera sa dernière tournée pour les 20 prochaines années.
Les années 1990
C’est dans cette décennie riche en création que les œuvres les plus uniques de Tom Waits voient le jour. Il signera même deux comédies musicales (The Black Rider et Alice). C’est pendant cette période que son personnage devient le plus éclaté, que les musiques qui accompagnent ses délires expressionnistes sont les plus expérimentales et qu’il atteint le statut d’artiste culte. On le verra aussi au grand écran de plus en plus, alors qu’il joue le rôle de Renfield dans le Dracula de Coppola, et qu’il filme un segment en conversation avec Iggy Pop pour la trilogie de courts-métrages Coffee and Cigarettes de Jim Jarmusch. C’est ce même Jarmusch qui lui annonce que son album Bone Machine a gagné le Grammy du meilleur album alternatif en 1992, ce à quoi Waits répond : «Alternatif à quoi?». Kathleen Brennan prend de plus en plus de place au sein de ses œuvres. Elle signe souvent paroles et musique en grande proportion. À la fin de la décennie, Waits sort son 13e album, Mule Variations, sur une nouvelle étiquette : Anti (branche sous-jacente d’Epitaph Records).
Les années 2000 et au-delà
Waits fait des apparitions ici et là sur des albums d’artistes plus jeunes (Primus et Eels, en tête de liste). Sinon, il travaille sur une autre comédie musicale intitulée Woyzeck. Il décide ensuite de sortir les chansons de celle-ci sur un album, en plus de refaire les chansons d’Alice sur un autre. Les deux albums sortent simultanément en mai 2002. Real Gone, son album le plus engagé et abrasif, notamment grâce aux guitares de Marc Ribot, voit le jour en 2004, et il repart finalement en tournée pour la promotion de cet album. En 2006, c’est l’essentielle compilation Orphans qui voit le jour, alors que notre homme continue d’apparaître au cinéma, notamment dans The Imaginarium of Doctor Parnassus de Terry Gilliam. Un peu plus tard, soit en août 2011, il lance son dernier album à ce jour : Bad As Me. Même s’il l’a toujours été, il se fait encore de plus en plus discret sur la sphère médiatique. Ses dernières parutions connues sont ses rôles dans The Ballad of Buster Scruggs des frères Coen et Licorice Pizza de Paul Thomas Anderson. Bref, ceci n’est qu’un résumé de tout ce que Tom Waits a accompli dans sa carrière. Il y aurait matière à creuser encore longtemps pour disséquer l’œuvre de cet artiste américain majeur maintenant âgé de 72 ans. À vous de poursuivre l’exploration dans les suggestions d’albums!
SUGGESTIONS
Après un survol somme toute assez rapide de l’oeuvre entière de l’auteur-compositeur-interprète, prenons le temps d’observer quelques albums de plus près!
Tom Waits – Closing Time (1973)
S’il ne fait pas nécessairement partie des meilleurs albums de Waits, son premier album vaut tout de même largement le détour. On y entend les premiers balbutiements d’un artiste en quête d’identité qui se prend pour un crooner de bar aux tendances très jazz standard. Une œuvre cohérente, même si elle n’a rien à voir avec le reste, ou si peu!
Sur Repeat : Ol’ 55 / Ice Cream Man / Midnight Lullaby
Tom Waits – Nighthawks at the Diner (1975)
Cet album enregistré en spectacle avec des musiciens jazz contient surtout du nouveau matériel pour l’époque et quelques nouvelles chansons qui resteront longtemps dans le répertoire du musicien. Ce qu’on y retient surtout, c’est que Tom est un formidable humoriste. Ses interventions entre les chansons font mouche à tout coup.
Sur repeat : Better Off Without a Wife / Putnam County / On a Foggy Night
Tom Waits – Swordfishtrombones (1983)
L’album pivot de la carrière de Tom Waits. Sa rencontre avec Kathleen Brennan, femme aux goûts musicaux éclectiques et aventureux, influence très fortement sa musique et il effectue un 180 degrés créatif sur ce 8e effort. Ses ambiances rugueuses et le côté plus théâtral de ses performances deviendront des marques de commerce pour le reste de sa carrière!
Sur repeat : Underground / Johnsburg, Illinois / Tom With No Cheer
Tom Waits – Rain Dogs (1985)
Swordfishtrombones était une réussite impressionnante, mais Rain Dogs est encore meilleur. C’est celui que beaucoup de journalistes musicaux considèrent comme le meilleur album de Tom Waits. On y retrouve l’excellent boulot des guitaristes Marc Ribot et Keith Richards (oui oui, le guitariste des Rolling Stones). S’il faut commencer l’exploration de l’œuvre quelque part, c’est assurément par celui-ci!
Sur repeat : Clap Hands/ Diamonds & Gold / Time
Tom Waits – Bone Machine (1992)
Le plus cru des albums de Tom Waits est l’un des bijoux de sa discographie. Les chansons sont en quelque sorte le prolongement du son de Swordfishtrombones, mais elles sont enregistrées de manière beaucoup plus minimaliste. Bref, bonne musique, bonne réputation, Bone Machine!
Sur repeat : Goin’ Out West / Whistle Down the Wind / I Don’t Wanna Grow Up
Tom Waits – Mule Variations (1999)
Le dernier album du 20e siècle de l’oncle Tom est une réussite totale. En plus de continuer dans la veine cacophonique de Bone Machine, il offre un spectre émotif plus large, et c’est probablement le disque le plus blues du musicien. À noter : la présence de Primus à titre de groupe invité sur la première chanson!
Sur repeat : Big In Japan / Hold On / Cold Water
Tom Waits– Orphans : Brawlers, Bawlers and Bastards (2006)
Cette gigantesque compilation de pièces qui n’ont pas trouvé refuge sur les autres albums de Waits est devenue une œuvre essentielle de son catalogue et ce, dès sa sortie. Séparées en trois catégories (Brawlers pour les plus énergiques, Bawlers pour les plus tristes ou tranquilles et Bastards pour les monologues et expérimentations), chacune des 56 chansons vaut la peine!
Sur repeat : Lie to Me / Long Way Home / Army Ants
Tom Waits – Bad As Me (2011)
Dernier album de Waits qui n’est pas une trame sonore, Bad As Me tire dans toutes les directions auparavant explorées par le musicien. Une excellente synthèse de l’œuvre. S’il s’agit du dernier album de Waits, il nous aura laissé avec un très bon album, ça c’est sûr. Cela dit, on espère encore au moins un album de sa part.
Sur repeat : Bad As Me / Get Lost / Kiss Me