Aliss – imager le cauchemar
Sans contredit, l’adaptation en bande dessinée du roman Aliss, de Patrick Senécal, est l’une des sorties très attendues de la rentrée littéraire de l’automne. L’histoire, qui propose une relecture moderne et grinçante de l’œuvre de Lewis Carroll, Alice’s Adventures in Wonderland, est le quatrième roman de l’auteur et l’un de ses plus populaires. Vingt ans après sa sortie, il cumule toujours d’excellentes ventes.
Après avoir transposé quelques-uns de ses romans pour le cinéma, c’est donc une première pour le maître de l’horreur québécois de voir un de ses récits en bande dessinée. Jeik Dion, l’illustrateur du projet, est d’ailleurs très fébrile de découvrir la réaction des fans du livre face à son œuvre même si, au moment d’écrire ces lignes, il attend plutôt nerveusement les résultats de l’impression finale, la dernière étape quelque peu angoissante du processus, car « on veut toujours que le produit qu’on tient dans nos mains soit le plus fidèle à celui sur lequel on a travaillé si longtemps ».
En effet, produire une bande dessinée peut-être une œuvre de longue haleine, surtout quand celle-ci comporte 270 pages! Un album conventionnel de 48 pages peut prendre près d’un an à réaliser. Jeik Dion a mis deux ans pour compléter la totalité de ses planches. « Je savais dans quoi je m’embarquais. C’était un peu fou, un beau défi à réaliser, mais un rêve que je caressais depuis longtemps. »
Pour l’artiste, le désir d’adapter Aliss en bande dessinée remonte à plusieurs années. Le projet est né de manière inusitée lors d’une projection du film Les Sept jours du talion, une autre œuvre de Patrick Senécal. Le romancier était sur place pour répondre aux questions du public. Parmi ceux-ci se trouvait Dion, un fan fini de l’auteur. Il était loin de se douter qu’une simple question posée par curiosité le mènerait vers le projet le plus exigeant, et satisfaisant, de sa carrière : « Aimerais-tu un jour voir Aliss être adapté en bande dessinée? » L’animateur de la rencontre, que Jeik connaissait, a eu la brillante idée de projeter des dessins plus tordus de l’illustrateur pendant que Senécal répondait à sa question : « Câlisse! Ça ressemble à mon imaginaire ça! », s’était-il exclamé, impressionné par ce qu’il voyait.
La question a semé une graine chez Senécal, qui a accepté de rencontrer le bédéiste. C’était un geste audacieux de la part de l’auteur, car Dion n’avait pas encore à son actif une grande expérience dans le monde de la bande dessinée. Il avait surtout œuvré comme illustrateur dans le monde du jeu vidéo à Québec, un domaine qu’il l’a désenchanté sur son métier : « C’est un job qui était plutôt répétitif et monotone. J’avais passé deux mois au design d’une maison en aubergine pour tenter de lui trouver qu’elles couleurs lui conviendraient le mieux. J’ai décidé de devenir travailleur autonome! » (Rires)
C’est en 2006 qu’il entame sa série Caze, qui est publiée pendant un an sur le site d’actualités littéraires Lecteurs.ca. La même année, Jeik Dion est engagé par la compagnie de disques Indica Records, pour qui il dessine et réalise le vidéoclip Froide, du groupe Kodiak. Puis, il réalise une bande dessinée fantastique, La Grande Illusion, pour le compte du populaire magazine Les Débrouillards, avec Bryan Perro (Amos Daragon) au scénario.
Au fil des semaines qui suivent, le jeune artiste et le vétéran romancier décident de foncer, convaincu par les esquisses que lui montre Dion. Malheureusement, le bédéiste doit renoncer à son projet de rêve alors qu’il est diagnostiqué d’une sévère dépression. C’est une période sombre pour l’artiste qui en parle aujourd’hui sans complexes : « Ça été très dur. J’ai été obligé de tout abandonner. Je ne trouvais plus la force de dessiner. »
Pour quelqu’un qui désire faire de la bande dessinée depuis l’enfance, le coup n’est pas facile à encaisser. Plus jeune, il avait découvert les classiques de la bande dessinée franco-belge comme Astérix et Spirou et Fantasio, l’époque de Franquin étant sa préférée. D’ailleurs, il a eu la chance de rencontrer son idole à l’adolescence. « À 13 ans, j’ai eu un cancer assez sérieux et avec Rêves d’enfants, j’ai eu la chance de passer un après-midi en compagnie de Franquin lors d’un voyage organisé en Belgique. Un souvenir précieux. »
À cette époque, Jeik découvre également le monde des superhéros grâce un ami américain qui lui refile des comics de Daredevil et The Punisher. « Un véritable coup de foudre! Je découvrais qu’on pouvait faire de la bédé plus sérieusement, à la manière d’un film! » Il se fait offrir l’un des plus cadeaux de sa vie, le livre How To Draw Comics The Marvel Way, une véritable bible qui accompagnera longtemps l’artiste autodidacte. « J’ai tellement usé ce livre. Il m’a tout appris! »
Heureusement, avec le temps, l’énergie et le désir d’illustrer lui reviennent. Ami du collectif RKSS, un trio formé des réalisateurs Anouk Whissell, François Simard et Yoann-Karl Whissel, Jeik travaille sur les story-boards (les scénarimages, séquences illustrées qui servent au réalisateur et à l’équipe technique) du film culte Turbo Kid (2015). Cette expérience lui permet de toucher à l’une de ses autres grandes passions : le cinéma!
Dans la foulée du succès du long-métrage, Dion réalisera même deux histoires inédites en bande dessinée. Puis, un contrat inattendu le ramène dans le giron de Patrick Senécal.
L’artiste est embauché par la maison d’édition Alire pour illustrer la couverture d’un nouveau roman à paraître de Senécal. Charmé par le résultat, l’auteur utilise le talent Jeik pour les éventuelles rééditions de ces anciennes œuvres. Au fil des mois, les deux renouent dans les salons du livre et le sujet revient sur l’adaptation d’Aliss. « Patrick m’a relancé à propos du projet et je ne pouvais tout simplement pas refuser, moi qui le croyais abandonné! »
Le roman est explicite et il est destiné à un public adulte et averti. Qu’en sera-t-il de la bande dessinée? « Dès le départ, il était évident pour les deux que nous ne voulions pas nous censurer et rendre ainsi injustice au roman. D’ailleurs, quand nous avons annoncé le projet sur les réseaux sociaux, outre que plusieurs fans espéraient une adaptation en streaming (Rires), les commentaires concernaient l’aspect de la sexualité. Elle sera très présente, mais pas gratuite. Je ne voulais pas être un voyeur. C’était important pour moi de montrer la sexualité saine d’une manière positive et que, pour les séquences de viols, que le visuel démontre une certaine pudeur, qu’il soit suggéré. D’ailleurs, c’est pour cette raison que je crois qu’Aliss fonctionne mieux en bande dessinée. L’avoir adapté en film ou en série, il y aurait eu trop de compromis qui auraient dénaturé l’œuvre. »
Adapté un roman de 500 pages n’est pas une mince affaire! Surtout que Senécal, qui a signé quelques scénarios de films, n’avait jamais œuvré pour ce médium outre une bande dessinée humoristique, Sale canal, publié en 2014. « En ce qui me concerne, la bonne nouvelle était que Patrick voulait participer à l’adaptation. C’est un rêve pour moi de travailler avec lui sur ce type de projet. Par contre, sa première version du scénario comportait près de 200 pages et le rythme ne convenait pas nécessairement au médium. Lorsque j’ai débuté, j’avais une centaine de pages de découpée alors que j’atteignais seulement une vingtaine de pages du scénario! Je lui ai donc suggéré que je fasse une réécriture de celui-ci. À ma grande fierté, il a bien aimé ce que je lui avais soumis et cette version a servi comme outil de travail. Je lui envoyais une cinquantaine de pages à la fois et il me revenait toujours avec un enthousiasme contagieux qui me donnait confiance pour la suite. J’ai donc pu travailler avec une grande liberté, une condition gagnante pour un artiste. »
Il y avait également l’aspect financier à régler. Rares sont les auteurs qui vivent de leur plume au Québec, encore moins les bédéistes! Sachant qu’il devrait consacrer deux ans au projet, Jeik c’est tourné vers le socio-financement, ce qui lui garantissait une source de revenu plus stable. Pour respecter la date de remise, l’illustrateur a dû changer sa méthode de travail : « J’ai toujours dessiné avec l’informatique, qui en principe facilite la tâche d’un illustrateur, mais on peut passer tellement de temps à ‘’gosser’’ sur des détails plus ou moins importants, qu’au final, parfois on passe plus de temps sur un projet! J’ai donc travaillé de la bonne vieille méthode traditionnelle, avec du papier, acceptant l’imperfection de mon trait. Mais ça me plaisait et je trouvais que le résultat final, un peu plus cru, moins peaufiné, convenait mieux à l’histoire. »
Si l’aventure s’est rondement déroulée, il y a un personnage qui a été moins évident à trouver visuellement, celui de la Reine rouge, figure emblématique de l’univers de Senécal. « Je l’ai retravaillée souvent. Patrick trouvait que je la dessinais trop ‘’chicks’’. » (Rires)
Coédition de la maison édition Alire de Lévis et de Front Froid, la bande dessinée, destinée à un public averti, semble promise à un beau succès. Senécal est l’un des rares auteurs québécois qui a vendu plus d’un million exemplaire de ses œuvres, un exploit remarquable pour un si petit marché. Et, bonne nouvelle pour ses lecteurs! En plus de la sortie de la bédé Aliss fin septembre, un nouveau roman de l’auteur sera publié en octobre. Quant à Dion, il travaille sur une nouvelle bande dessinée dont il signe également le scénario.
Vous pouvez suivre l’artiste, et les coulisses de la bédé Aliss, sur sa page Patreon ainsi que sur son site internet www.jeikdion.com.
En effet, produire une bande dessinée peut-être une œuvre de longue haleine, surtout quand celle-ci comporte 270 pages! Un album conventionnel de 48 pages peut prendre près d’un an à réaliser. Jeik Dion a mis deux ans pour compléter la totalité de ses planches. « Je savais dans quoi je m’embarquais. C’était un peu fou, un beau défi à réaliser, mais un rêve que je caressais depuis longtemps. »